Alors que de nombreuses directions juridiques dans le monde ont renforcé leur capacité à piloter leurs budgets comme de véritables leviers stratégiques, les directions juridiques françaises accusent un retard significatif. Là où leurs homologues anglo-saxonnes structurent leurs processus, s’équipent d’outils performants et inscrivent l’innovation dans une trajectoire budgétaire claire, les directions françaises restent majoritairement ancrées dans une logique comptable et dépendent encore largement de la direction financière.
Ce décalage n’est ni conjoncturel ni anecdotique : il traduit une différence profonde de culture budgétaire et, plus largement, de posture stratégique. D’un côté, une fonction pleinement intégrée à la gouvernance économique de l’entreprise ; de l’autre, une fonction encore trop éloignée des enjeux de performance financière.
Les études croisées Axiom (septembre 2025) et Cost Legalis (mars 2025) objectivent cette fracture et dessinent, en creux, une feuille de route ambitieuse pour les directions juridiques françaises : clarifier la gouvernance budgétaire, structurer la donnée, hybrider les compétences et investir dans l’innovation pour devenir un véritable acteur économique.
1. La montée en puissance d’un pilotage budgétaire orienté valeur
Depuis quelques années, une transformation silencieuse mais profonde s’opère dans les directions juridiques internationales : le budget n’est plus une simple enveloppe de dépenses, mais un outil de pilotage stratégique, véritable baromètre de maturité. Cette évolution ne relève pas d’un ajustement technique, mais d’un véritable changement de paradigme.
L’étude « 2026 Legal Budgeting Report » menée par Axiom l’illustre clairement : 29 % des directions juridiques interrogées ont déjà adopté une approche budgétaire fondée sur la valeur, et 49 % sont en cours de transformation. Dans les directions les plus avancées — notamment anglo-saxonnes — le budget est pleinement intégré à la stratégie d’entreprise : il sert à prioriser les ressources, arbitrer entre investissements internes et externes et démontrer la contribution de la direction juridique à la performance globale.
Cette approche permet une meilleure visibilité sur les dépenses, une anticipation plus fine des besoins et un alignement des choix budgétaires avec les objectifs opérationnels et business. Les directions juridiques gagnent ainsi en légitimité et s’imposent comme un acteur économique à part entière.
2. Un fossé de maturité désormais objectivé
Le Legal Budget Maturity Index élaboré par Axiom affiche une moyenne mondiale de 64/100, témoignant d’une transformation déjà bien engagée. Dans les pays anglo-saxons, la fonction juridique s’appuie sur des processus structurés, des outils avancés et une articulation claire entre budget et stratégie. La mesure des coûts atteint un haut niveau de maturité (73/100 pour la Performance Measurement) et l’alignement stratégique progresse rapidement (58/100 pour la Value Orientation et Strategic Alignment). Ces chiffres traduisent une dynamique : la fonction juridique ne subit plus son budget, elle le pilote.
En France, la situation contraste fortement. L’étude menée par Cost Legalis en mars 2025 établit la maturité budgétaire moyenne des directions juridiques françaises à 1,4/5 (“initial”), contre 3,3/5 (“avancé”) pour leurs homologues anglo-saxonnes. Là où d’autres ont bâti des dispositifs solides, les directions françaises reposent encore sur des pratiques fragmentées, peu outillées et faiblement intégrées aux processus stratégiques.
Ce décalage trouve son origine dans un facteur déterminant : la gouvernance budgétaire. Dans les directions les plus matures, le pouvoir budgétaire est partagé et inscrit dans une logique d’arbitrage stratégique. En France, il reste souvent implicite, centralisé et asymétrique — un schéma qui entretient mécaniquement une faible maturité.
3. Gouvernance budgétaire : la ligne de fracture
Derrière le fossé de maturité budgétaire se cache une cause structurelle : la gouvernance. L’étude Axiom révèle un paradoxe : 89 % des directeurs juridiques et financiers déclarent entretenir une “excellente relation”, mais 50 % des CFO estiment contrôler directement le budget juridique, alors que seulement 36 % des directeurs juridiques se considèrent réellement autonomes.
Cette asymétrie, souvent invisible, agit comme une contrainte puissante. Même lorsque la collaboration est fluide, le pouvoir de décision reste déséquilibré, limitant la capacité à planifier, anticiper et innover.
Dans les directions anglo-saxonnes, la gouvernance budgétaire est formalisée : rôles et responsabilités sont clairs, la direction juridique dispose d’une autorité fonctionnelle, et le CFO agit en partenaire stratégique. Cette clarification favorise une visibilité accrue, une capacité d’arbitrage renforcée et une meilleure intégration budgétaire.
En France, le pouvoir reste centralisé au sein des directions financières, sans véritable co-pilotage. La direction juridique dispose rarement d’un pouvoir décisionnel, ce qui limite sa capacité à structurer des processus, investir dans des outils ou démontrer sa valeur stratégique. Cette dépendance budgétaire devient une dépendance organisationnelle.
4. Processus, technologie et compétences : les angles morts français
Si la gouvernance budgétaire dessine une ligne de fracture, la structuration opérationnelle creuse le fossé.
Des processus budgétaires encore embryonnaires
Dans les directions anglo-saxonnes, chaque dépense suit un circuit balisé et documenté. Le budget est traité comme un processus métier à part entière. En France, les pratiques sont hétérogènes, fragmentées et rarement consolidées, ce qui empêche une véritable stratégie budgétaire.
Un déficit technologique structurant
Les outils de legal spend management et d’ebilling sont largement adoptés à l’international, offrant une vision consolidée et en temps réel. En France, ils restent rares. Faute de données fiables, il n’y a ni anticipation, ni projection, ni pilotage stratégique possible.
Des compétences trop homogènes
À l’étranger, la fonction juridique s’est hybridée : juristes, financiers et data analysts travaillent ensemble. En France, les équipes sont majoritairement composées de profils juridiques, limitant la capacité à dialoguer d’égal à égal avec la direction financière.
5. Innovation juridique et IA : une ambition sans budget
L’innovation constitue aujourd’hui un révélateur des écarts de maturité. L’étude Axiom montre que 78 % des directions juridiques sont invitées à déployer des projets d’intelligence artificielle sans budget dédié. En France, cette situation est amplifiée : la plupart ne disposent d’aucune ligne budgétaire spécifique pour l’innovation.
Sans budget dédié, les projets sont réduits à des expérimentations ponctuelles. Faute de structuration, les retours sur investissement sont difficiles à démontrer et l’innovation reste périphérique, alors qu’elle devrait être au cœur de la transformation de la fonction juridique.
Dans les pays anglo-saxons, ces initiatives s’inscrivent dans une logique budgétaire prévisible et structurée : lignes identifiées, objectifs mesurables, gouvernance claire. En France, les arbitrages restent externes et incertains, freinant considérablement la dynamique d’innovation.
6. La relation aux prestataires : un levier stratégique sous-utilisé
Dans une direction juridique mature, la relation avec les prestataires externes — notamment les cabinets d’avocats — est un levier budgétaire majeur : elle influence directement la maîtrise des coûts, la prévisibilité et la capacité à réallouer les ressources.
À l’international, cette relation est structurée et pilotée : panels définis, tarifs harmonisés, indicateurs suivis. Les directions les plus avancées consacrent en moyenne 24 % de leur budget à des prestataires alternatifs (ALSP), contre seulement 9 % pour les moins matures.
En France, la dépendance aux cabinets historiques reste forte, avec des pratiques souvent informelles : absence de panels complets, honoraires peu standardisés et indicateurs limités. Cette inertie réduit la marge de manœuvre et freine les arbitrages budgétaires stratégiques.
7. Deux modèles, deux cultures budgétaires
Le contraste entre les modèles anglo-saxon et français ne tient pas uniquement à l’outillage ou aux pratiques : il révèle deux visions de la place de la direction juridique dans la gouvernance d’entreprise.
- Modèle anglo-saxon : autonomie budgétaire structurée, processus robustes, maîtrise de la donnée, pilotage des prestataires, innovation financée et intégrée. Le budget est un levier stratégique.
- Modèle français : budget déterminé ailleurs, processus fragmentés, outils limités, faible capacité d’arbitrage. La fonction juridique reste dépendante.
| Dimension | Modèle anglo-saxon | Modèle français |
| Gouvernance budgétaire | Partagée et stratégique | Centralisée côté DAF |
| Structuration des processus | Formatés, documentés et intégrés | Fragmentés et opportunistes |
| Technologie | Large adoption des legal spend tools | Adoption marginale |
| Compétences financières | Hybridation finance / juridique | Prédominance juridique |
| Relation aux prestataires | Panels pilotés, modèle diversifié | Relation historique, faiblement outillée |
| Culture de la valeur | Pilotage stratégique | Logique comptable |
Conclusion – Vers une nouvelle culture budgétaire juridique
Les études Axiom et Cost Legalis sont sans ambiguïté : le budget juridique est devenu un outil de pilotage stratégique. Pour les directions juridiques françaises, l’enjeu est désormais d’accélérer leur trajectoire de maturité.
Cela suppose :
- Une gouvernance budgétaire clarifiée et partagée avec la direction financière.
- Des processus budgétaires formalisés pour sortir de la fragmentation.
- Une structuration de la donnée pour fiabiliser les indicateurs.
- L’adoption d’outils technologiques de pilotage.
- L’hybridation des compétences juridiques et financières.
- Une relation prestataire structurée comme levier stratégique.
- Des budgets dédiés à l’innovation pour soutenir la transformation.
Ces leviers sont déjà à l’œuvre dans les organisations les plus avancées et produisent des résultats concrets : meilleure maîtrise des dépenses, agilité accrue et légitimité renforcée. La maturité budgétaire conditionne directement la capacité des directions juridiques à passer d’un rôle d’exécution à un rôle de pilotage stratégique.
Le fossé franco–anglo-saxon n’est pas une fatalité : c’est une opportunité pour toutes les directions juridiques prêtes à s’emparer de ces leviers pour affirmer pleinement leur place dans la gouvernance économique de l’entreprise.

0 commentaires